Dossard 1978 : une course, une enfance. 

A mon père, A ma fille

Houilles, banlieue parisienne, Stade Municipal Maurice Baquet, octobre 1978. Il fait gris. J’ai dix ans. Enfin presque. 

Père m’a inscrit aux Foulées Ovilloises.

L’été précédent en Grèce, sur la piste du site d’Olympie que j’ai dévalée enthousiaste sous un soleil de feu, peut-être a-t-il perçu quelque chose de léger dans ma foulée d’enfant. Peu probable. Sa culture sportive est inversement proportionnelle à sa culture classique, je l’ai déjà compris. C’est moi dans ce domaine qui l’éduquerai toujours. Plus sûrement a-t-il remarqué alors la lumière éclatante que cette échappée belle a laissé dans mes yeux.

Moi qui ne pense qu’au foot je me demande ce que je fais là. J’ai sur le dos mon maillot de foot justement, en coton trop épais, qui s’imbibera et collera dès la première sueur. C’est le maillot du HAC, le Houilles Athletic Club, un maillot à fond blanc barré en diagonale d’une impossible double bande violette et jaune. J’en suis fier pourtant car je n’en ai pas d’autre. Je suis vaguement inquiet aussi au milieu de cette cinquantaine de gamins agités. Ils me paraissent plus costauds, plus sûr d’eux, mieux équipés que moi. J’ai aux pieds ma vieille paire d’Adidas qui ne me quittent jamais, ou parfois pour dormir, des chaussures trop usées et pourtant inusables. Achetées chez ‘Houilles Sport’ à un couple de commerçants taciturnes, il y a bien trop longtemps, elles m’ont fait rêver de nombreux mois durant. Je les aime donc encore, même un peu décharnées. Deux énormes épingles à nourrice que m’a donné maman tiennent un dossard trop grand sur ma maigre poitrine. Elles me grattent, me chatouillent, manquerait plus qu’elles me piquent.

Je crois avoir compris que nous allons faire le tour des deux stades de foot qui me sont familiers, le terrain d’honneur et celui d’entraînement. Dans ce sens sans doute, ou dans l’autre peut-être. Je crois qu’il va falloir partir le plus vite possible, mais après que fait-on ? Personne ne m’a rien dit. J’ai les jambes molles, comme avant de tirer un péno. Comme avant de rater un péno surtout, avec cette boule au ventre en plus. Envie de faire pipi aussi mais ça n’est pas le moment. Je cherche le regard de Père qui est encore Papa mais je ne le trouve pas. De toutes façons tout bouge, tout s’agite, tout crie.

Nous sommes partis, à toutes jambes bien sûr, éperdus, bousculants, bruyants. Je déteste. Mais je cours. Mes gambettes maigrelettes qui me font un peu honte sur les terrains de foot m’emportent à toute allure. Mon cœur bat la chamade, mes poumons font craquer ma poitrine de moineau. C’est inédit, c’est très désagréable. Mais une autre sensation que je ne comprends pas m’empêche de ralentir, l’excitation de la course, la satisfaction d’être sorti du peloton pas si loin des premiers sans doute. Mais pas seulement. Quelque chose d’autre résonne, quelque chose s’installe. Alors j’insiste, écoutant mon instinct, ignorant la souffrance. D’ailleurs, voilà qu’elle cesse. La lucidité vient. Je suis là, je suis bien, stupéfait du ballet qui s’est joué en moi. Je comprends que je peux FAIRE LA COURSE. Je suis comme ce grand Finlandais avec son air sévère et ses jambes immenses que j’ai vu à la télé je ne sais plus trop quand laminer ses rivaux. Mon âme s’illumine ! Sans doute ai-je du accélérer car je fonds sur les garçons devant. C’est si facile. Ma foulée a la force de l’évidence. Je suis la joie qui court, je suis l’enfance. Je reprends place après place au sein d’un peloton de tête qui s’étire rapidement. Devant moi bientôt ne se démène plus qu’un petit gamin blond, ses cheveux en arrière coiffés en mini vagues, son maillot d’athlétisme qui m’impressionne beaucoup, noir, jaune, sa foulée frénétique. J’arrive à sa hauteur. Nous remontons ensemble vers le terrain d’honneur. Nos respirations rageuses se font écho l’une à l’autre. Elle semblent se bagarrer pour le même oxygène. Nos coudes s’entrechoquent et nos sueurs se mêlent. Pendant un bref instant nos foulées se synchronisent ; nous voilà deux éléments agités et pourtant en symbiose d’un seul et même organisme. Face à la grande tribune l’arrivée se profile. Ce qui a été uni va se désunir, je le sens brutalement. J’en souris car je SAIS. Je vais accélérer, mon double ne pourra suivre ; je le vois, c’est écrit, comme deux et deux font quatre, même si le calcul n’est déjà pas mon fort. J’élève le rythme, pas beaucoup mais assez. Le môme reste sur place, atterré, impuissant, lui qui s’est vu gagnant.

La piste d’athlétisme en terre ocre, celle de l’ultime ligne droite, crisse sous mes vieilles baskets. Je sprinte maintenant comme chassé par la foudre elle-même. Je ne cours plus pour gagner, je sprinte pour sprinter, parce que c’est bon, parce que c’est chaud, parce que je PEUX le faire. Je ne vois plus le monde, mais je me vois moi-même, un gamin, ses cheveux noirs au vent, qui fonce sur ses dix ans, habité, l’œil brillant de plaisir, qui court comme s’il volait, irrésistible.

Et je gagne.

Et après qui y a-t-il ? De la joie oui c’est sûr, mais presque un peu de peine aussi. Il y a cette même tristesse que je rencontre encore en lisant l’épilogue d’un chez-d’œuvre absolu ou lors du crépuscule froissé d’une étreinte échevelée. Ah voilà c’est fini ? Pourquoi déjà ? Pourquoi si vite? C’était tellement bien… Il y a aussi cette grosse médaille de métal mat qui dans ma main d’enfant prend une place immense et que Papa fera graver et que je conserverai précieusement des années durant et que je finirais par perdre lors d’un déménagement de trop. Et ce n’est pas si grave car son poids dans ma main je le sens encore, aussi diablement lourd, aussi réel que le souvenir de cette course dans mon esprit vieilli et pourtant presque pas. Parce que ce qui n’est plus est encore et sera, quoi que le temps en dise, quoi que le temps nous fasse.

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